LE VIEILLARD DANS LA SOCIÉTÉ

Le cadre général que nous venons de tracer va nous permettre de mieux situer le vieillard au sein des sociétés modernes.

L’individu se trouve en interdépendance étroite avec le milieu social. Celui-ci n’a fait de lui depuis l’enfance qu’un instrument de production. Son « éducation » n’a eu que ce seul but comme objectif, et suivant le degré d’abstraction qu’il aura atteint dans une information strictement professionnelle et qui dépendra le plus souvent de sa niche environnementale d’origine, il pourra s’élever plus ou moins sur l’échelle hiérarchique des dominances. A l’âge de la retraite, il perd pour l’ensemble social sa qualité de producteur et pour lui-même, n’ayant pas appris à se considérer autrement que comme un instrument de production, l’arrêt de son activité productrice le laisse désemparé. Il ne peut plus agir dans sa recherche de la dominance. Il n’est plus motivé. L’âge de la retraite est souvent pour cet homme uni-dimensionnel tel que l’a fait la civilisation industrielle, celui de la déchéance accélérée. Et ce ne sont pas les efforts en faveur des vieux qui y changeront grand-chose, la structure sociale demeurant ce qu’elle est. Le « stress », facteur de vieillissement, vient encore là du fait que le vieillard ne peut plus agir.

Bien plus, on peut dire que dans une société hiérarchisée et expansionniste, la déchéance commence souvent entre 20 et 30 ans. Elle résulte de la fixité des structures mentales, donc neuronales, qui sont à la base des jugements de valeur, des automatismes culturels mis en place dans le système nerveux de l’enfant et de l’adolescent et nécessaires au maintien de la structure socio-économique existante. Bien sûr, il sera recyclé professionnellement, ce vieillard prématuré, pour qu’il puisse être le plus longtemps productif dans un système de production dont la technique évolue rapidement. Mais il lui sera interdit de reposer les questions essentielles de son vécu journalier. On lui interdira de reposer autrement que de la façon dont ils lui ont été imposés les problèmes de la liberté, de l’égalité, de l’amour, de l’intelligence, du mérite, des honneurs et des hiérarchies ; celui du bien-être, du plaisir, du travail s’il existe, de la douleur et de la mort. On entend souvent dire qu’à partir de 35 ans un homme ne crée plus rien. Comment le pourrait-il puisqu’il a été entièrement automatisé jusque là, à ne plus penser autrement que de la façon la plus conforme à l’ordre social imposé par des dominances établies elles-mêmes sur la production de marchandises et le profit qui peut en résulter. Profit qui n’est pas seulement pécuniaire, mais de notabilité et de pouvoir. A l’âge de la retraite, cette compétition même disparaît, et l’individu retombe dans son néant. Alors, on tente d’améliorer son environnement matériel et pour un individu retombé dans l’enfance on invente des panoplies du troisième âge. Mais l’enfant peut, tant que l’adulte ne l’a pas encore transformé à son image automatisée, se réfugier dans l’imaginaire. Pour l’adulte et le vieillard, le conditionnement est trop envahissant pour que cela soit possible. La motivation fondamentale, celle de la recherche du plaisir de vivre, disparaît chez le vieillard, puisqu’on lui a appris que cette recherche ne pouvait être satisfaite que par la promotion sociale dans un système de production. L’échelle des valeurs de la société industrielle, apprise dès l’école, a déformé cette motivation fondamentale. Quand cette échelle de valeurs n’est plus opérante, le vieillard se trouve seul avec ses souvenirs. Ceux-ci, liés à l’apprentissage d’un monde qui n’existe déjà plus dans l’affolement des techniques galopantes, l’isole des générations adultes. Son langage, ses valeurs sont déphasés. Il y a quelques décennies encore, dans un monde qui ne changeait que lentement, chez le vieillard expérimenté on respectait la sagesse. Aujourd’hui, un père et un fils parlant la même langue ne se comprennent plus, car l’expérience des mots qu’ils ont acquise le fut dans des mondes différents. Aujourd’hui, l’âge adulte, qui souffre d’un malaise dont il ne voit pas bien les racines car elles siègent dans l’inconscient dominateur qui fut à l’origine du monde expansionniste, en rend plus ou moins responsable la génération qui l’a enfanté. Cette génération, dont l’expérience est devenue inutile, se trouve alors abandonnée à la charité de l’État et d’un personnel fonctionnarisé. Elle devient une charge pour l’appareil de production, charge croissante puisque par ailleurs l’hygiène a augmenté la longévité, tout en diminuant la mortalité. Les conflits de génération n’existent semble-t-il que parce que l’on n’a jamais appris qu’un automatisme culturel n’était qu’un automatisme, un jugement de valeur, un règlement de manœuvre dans une société donnée, à une époque donnée. On s’étonne ainsi que le vieillard ne sache plus s’adapter au milieu alors que tout a été fait depuis son enfance pour faire de lui un automate, aussi bien dans ses jugements que dans son activité professionnelle, sans prévoir que l’environnement change et qu’un automatisme n’est efficace que dans un environnement donné. On lui a fait prendre pour des vérités ce qui n’était que des moyens, pour des lois universelles ce qui n’était que des modes d’emploi. Il est normal que des altérations psychologiques surviennent avec l’âge, puisque les seules motivations permises depuis la naissance se sont trouvées enfermées dans le cadre étroit de la famille et d’une activité professionnelle restreinte. La machine sociale fabrique ses vieillards gâteux aussi sûrement que ses lessives aux enzymes. Le vieillard est une forme d’expression du racisme universel. Il se vit comme vieillard parce que, d’abord, la dite machine lui dit qu’il l’est, mais en réalité la vieillesse ne semble être qu’une forme de dépression atteignant un individu qui ne peut plus agir. Il ne peut plus agir parce que les automatismes créés au sein de son système nerveux, ses jugements de valeurs, ont étouffé ses motivations à la recherche du plaisir et de l’acte gratifiant. La retraite apparaît ainsi comme une étape dans la vie économique d’un individu qui a priori ne devrait pas avoir de rapport avec le processus de vieillissement si l’individu était autre chose qu’une machine à produire de la marchandise. Les professions dites intellectuelles ne sont guère plus favorisées du point de vue des motivations à vivre après la retraite, que les professions manuelles, car le technicien se sert de son cerveau comme l’ouvrier de ses mains. Sa formation est aussi technique bien que plus abstraite, mais pas plus généralisée. A la retraite l’un perd son pouvoir, l’autre sa productivité. De toute façon, il est alors trop tard pour ouvrir un cerveau sur les problèmes fondamentaux qui se posent à l’individu et à l’espèce, et le faire participer aux transformations de l’un et de l’autre. Pour ouvrir un cerveau non pas sclérosé anatomiquement parfois, mais rigidifié dans son codage socio-culturel, incapable d’ouverture et d’invention pour lui et pour les autres. L’ordre social voudrait alors intervenir sur l’autoritarisme, la misanthropie ou la dépression du vieillard alors qu’il les a créés de toutes pièces.

En l’absence de motivation fondamentale, il est permis aussi de rester sceptique à l’énoncé des méthodes de réhabilitation physique ou psychique, qui ne sont alors que des thérapeutiques symptomatiques et non étiologiques. La thérapeutique étiologique, nous le comprenons, ne peut venir que d’une révolution complète de l’organisation socio-économique apprenant aux hommes, dès l’enfance, à devenir des hommes et non pas seulement des agents de production. La lecture des techniques de réhabilitation dont les programmes mettent généralement l’accent sur le conditionnem6nt du vieillard cherchant à transformer son comportement dans un sens désiré par le gérontologue et non par lui, et souligné par une récompense, est d’une tristesse déprimante. Ces techniques partent de cette idée simple que, puisque le développement est surtout conditionné par l’environnement, le comportement du vieillard doit être transformé par les modifications de son environnement. Elles oublient que pour que l’environnement joue un rôle il faut une motivation de celui qui le perçoit à s’adapter à lui. Or, le conditionnement du vieillard aboutit à une absence de motivation de sa part à réagir à ce qui se passe autour de lui. On peut craindre alors que notre civilisation, après avoir fait des adultes robots, ne robotise aussi ses vieillards. Peut-être serait-il plus judicieux, pour redonner une motivation à vivre au vieillard, de commencer avec lui un lent travail de déstructuration de ses préjugés, de ses jugements de valeur concernant lui-même et les autres. Cela exige de l’entourage de le considérer non comme un vieillard, mais comme un adulte capable d’agir et de penser, et de ne pas essayer de conserver son dynamisme physique et psychique par des courses de fauteuils roulants ou par toute autre activité de groupe remplaçant avantageusement le jeu de loto dans les soirées de famille. Mais, pour entreprendre ce type de rééducation il faudrait des adultes différemment éduqués. Chichester, à plus de 70 ans, gravement malade, était encore capable de réaliser gratuitement le tour du monde à la voile, en solitaire. Sa motivation à vaincre les éléments et lui-même était sûrement très forte. Peut-être d’ailleurs a-t-il été poussé au solitariat par l’impossibilité de se réaliser dans sa niche environnementale ? C’est le cas de nombreux navigateurs solitaires, drogués et psychotiques de la mer bien souvent. Mais par ailleurs, Picasso fut-il jamais vieux ?

Nous pouvons dire en terminant qu’une société a sans doute les enfants, les adolescents, les adultes et les vieillards qu’elle « mérite », et ce n’est pas son paternalisme étatique à l’égard de ces derniers, même s’il la déculpabilise, qui rendra aux vieillards les raisons de vivre. Ces raisons de vivre pourraient retarder considérablement leur déchéance. Ainsi, on imagine difficilement comment une société dont la seule raison d’être consiste à faire chaque jour un peu plus de marchandises, pourrait réserver une place décente à celui qui n’en produit plus. A moins que ce dernier ne soit lui-même considéré comme une marchandise ou puisse être à l’origine d’une nouvelle source de profit. Le processus est déjà engagé.

La gériatrie nous paraît être avant tout un problème d’information de l’enfant et de l’adolescent préparant le style de vie des adultes et du type de société qui en découle. Il est en ce sens plus important de former des polyconceptualistes que des polytechniciens. Il nous paraît aussi important d’informer l’enfant de la façon dont fonctionne son système nerveux et celui de ses contemporains, de la place qu’il occupe en tant qu’homme au sein de la biosphère et dans l’échelle des espèces, que de lui faire apprendre la table de multiplication et le problème des robinets. Peut-être apprendrait-il ainsi à se méfier des jugements de valeur, et la société nouvelle faite par ces hommes nouveaux serait sans doute le facteur essentiel d’une gérontologie scientifique.

Mais la gérontologie nous fait alors déboucher sur un problème politique global, c’est-à-dire situé au niveau d’organisation de l’espèce humaine. C’est la solution de ce problème qui permettra à la seule caractéristique humaine, la créativité, et non l’innovation commerciale, de s’exprimer à tous les âges et de fournir une raison de vivre, même au troisième.


HENRI LABORIT L'inhibition de l'action
Biologie Physiologie Psychologie Sociologie (Masson 1981)

Introduction
Chapitre I - Généralités
Chapitre II - Le système nerveux
Chapitre III - Corrélations neuro-endocriniennes
Chapitre IV - Esquisse d'une psychosociologie
Chapitre V - Les maladies de l'inhibition comportementale
    I - Le normal et le pathologique
    II - Maladies de l'inhibition comportemaentales ou maladies psychosomatiques
    III. - Inhibition de l'action et pathologie générale
        D.- Le vieillissement
            1 - Le niveau d'organisation moléculaire et cellulaire
            2.- De la cellule aux systèmes
            3.- Les facteurs sociologiques du vieillissement
            4.- Le vieillard dans la société
(p.183-185)
Conclusions

Bibliographie de H. LABORIT

http://wij.free.fr/labo_vds.htm
Création le 3 juin 2000 par J.-Ph. GÉRARD
MàJ le 28 octobre 2000