LES FACTEURS SOCIOLOGIQUES DU VIEILLISSEMENT

On peut donc penser que si la transformation de la matière inanimée par l’information technique a permis primitivement à l’espèce humaine de se protéger d’un environnement hostile, c’est sans doute la recherche de la dominance des individus entre eux aboutissant aux hiérarchies, et la recherche de la dominance des groupes sociaux (entreprises, monopoles, industries, nations, groupes de nations) entre eux qui a conduit à la structure socio-économique contemporaine, celle de la civilisation industrielle. Quelle en est la conséquence sur le plan du vieillissement de l’individu ?

S’il reste en bas de l’échelle hiérarchique, son travail en miettes, dont la seule motivation est de subvenir à ses besoins et ceux de sa famille, lui interdit tout acte gratifiant en dehors de ceux pour lesquels on essaie de lui créer des automatismes comportementaux, une mode des loisirs, et qui évitent qu’il se pose des questions sur la signification de son existence. On le pousse par contre, dès l’enfance, à s’élever dans l’échelle hiérarchique, à assurer sa promotion sociale, en se soumettant d’une part au code édifié pour assurer la meilleure production de marchandises et d’autre part aux interdits socioculturels qui s’opposent généralement à ses pulsions et qui sont gardiens des dominances. Enfin, la production des marchandises, l’expansion, finalité des sociétés évoluées, implique la concentration urbaine où la promiscuité considérable des individus, isolés dans leurs problèmes conflictuels, a réduit considérablement le territoire gratifiant. Ce territoire se trouve continuellement envahi par la présence, le bruit, les odeurs, les dominances des autres, les pollutions et les nuisances croissantes de l’ensemble social urbain, obligeant à mettre en jeu le système d’inhibition de l’action pour éviter celui de l’agressivité qui se trouverait rapidement châtié par les moyens divers de coercition légaux institués par les dominants.

Or, nous savons que cette mise en tension sympathique et endocrinienne n’aboutissant pas à l’action gratifiante est par contre capable, par l’intermédiaire du syndrome d’alarme, d’activer les métabolismes oxydatifs, tout en favorisant l’hypoxie de certains territoires. S.A. Corson et E. O’L. Corson (1973) ont constaté, chez des chiens placés dans une situation que nous nommons d’« inhibition de l’action », impossibilité de contrôler une situation aversive, une augmentation importante de la consommation d’oxygène et de la production de CO, ainsi qu’une réponse antidiurétique, du type vasopressine, persistante. On peut penser que la formation accrue de formes radicalaires libres, de même que la rupture des lysosomes, sont alors capables d’activer les processus de vieillissement. Ceux-ci seront d’autant plus rapides que l’individu se trouvera situé à un échelon plus bas de l’échelle hiérarchique, mais la lutte perpétuelle pour l’obtention ou le maintien d’une dominance sans cesse contestée n’épargnera pas non plus les classes dominantes où la recherche individuelle de la dominance est la seule motivation constante ; on peut même se demander si l’espérance de vie statistiquement plus importante dans le sexe féminin que dans le masculin, ne résulte pas d’une concurrence hiérarchique momentanément encore moins grande dans le premier. Bien sûr, nul n’ignore le rôle des hormones mâles dans l’agressivité masculine, mais les hormones femelles pourraient n’être celles de la longévité que parce qu’elles sont d’abord celles d’une moins grande agressivité réactionnelle au milieu social. Le sexe féminin aurait, nous semble-t-il, intérêt à s’inspirer de ces notions s’il veut éviter d’égaler le sexe masculin dans la poursuite d’un vieillissement prématuré. Il est certain que les hormones sexuelles interviennent sur l’activité des aires diencéphaliques et limbiques et sur le comportement général et non pas seulement sexuel de l’individu.

Ce qui nous semble donc à retenir lorsqu’on passe de la neurophysiologie à la sociologie, c’est que toute inhibition de l’activité locomotrice gratifiante est accompagnée d’un syndrome d’alarme endocrinien et d’une réaction sympathique noradrénergique périphérique vasoconstrictrice. L’environnement non gratifiant, au sein des sociétés modernes, hiérarchisées, dans lesquelles l’individu se trouve enfermé dans une urbanisation concentrationnaire et des interdits socio-culturels innombrables, en proie aux agressions non seulement physiques (travail en miettes et pollutions) mais psycho-sociales, contre lesquelles il ne peut agir, favorise l’accélération du vieillissement biologique. Si l’on accepte la logique de cette hypothèse, certaines conclusions s’imposent.

En ce qui concerne le vieillissement, comme d’une façon beaucoup plus générale en thérapeutique, il est absurde de concevoir l’individu isolé de son environnement. Il n’est pas concevable de traiter un cœur, une vésicule, un foie, un estomac, etc. dans l’ignorance des caractéristiques de la niche écologique, en particulier socio-culturelle, qui se trouve le plus souvent à l’origine de la réaction organique à l’agression psychosociale dont la lésion spécifique n’est alors qu’une expression. De même, croire que l’on va retarder le vieillissement des individus sans rien changer au type de société où ils vivent est aussi illogique. Il faudrait pour cela les rendre pharmacologiquement indifférents à leur environnement. N’est-ce pas ce que font, de façon encore grossière, les « tranquillisants » ? Mais comme ces systèmes sociaux sont basés sur la compétition hiérarchique et l’établissement des dominances, ou bien ces systèmes sociaux s’effondreront, ou bien les dominants conservant leur agressivité et la gratification liée à la dominance, constitueront un groupe peu nombreux, satisfait et conservateur, régnant sur une multitude tranquillisée, sans motivation, parfaitement conforme et standardisée : le « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley sera réalisé. Notons d’ailleurs que pour en arriver là, la pharmacologie n’est pas indispensable. La culture y a longtemps suffi. La création d’automatismes socio-culturels, les gratifications hiérarchiques, honorifiques ou pécuniaires, qui le plus souvent ne font que récompenser le conformisme auquel les individus ont sacrifié leurs pulsions et leurs désirs, s’en charge déjà. Malheureusement, les automatismes mis en place dans les systèmes nerveux dès la naissance, consolidés au cours de l’enfance et de l’adolescence, et qui sont à la base de tous nos jugements de valeur, entrant en conflit dans notre inconscient avec les pulsions hypothalamiques, sont, à notre avis, une des causes premières du vieillissement par l’intermédiaire de la réaction neuroendocrinienne qu’ils déclenchent et entretiennent. La tranquillisation pharmacologique ne représente alors qu’une thérapeutique symptomatique et non étiologique.

Une autre conclusion complémentaire surgit. La connaissance croissante que nous acquérons des mécanismes biologiques du vieillissement, si elle ne débouche que sur une thérapeutique de l’individu et non sur l’établissement d’une société plus consciente et plus permissive, ne fera que prolonger l’existence de l’homo faber et de l’homo mercantilis sans faire progresser l’espèce vers l’avènement de l’homo sapiens, c’est-à-dire de celui qui se connaîtra lui-même. Est-il alors indispensable de prolonger la vie des spécimens préhumains ? Quelques réserves suffiraient pour en conserver quelques échantillons au sein de quelques mégalopoles, transformées en conservatoires préhistoriques de la folie d’autodestruction qui s’empara un moment de l’espèce au cours de son évolution.

Or, jusqu’ici la gérontologie débouche sur une gériatrie palliative, sur un replâtrage plus ou moins habile du vieillard et de son environnement, mais les facteurs socio-économiques du vieillissement sont bien rarement envisagés, si ce n’est de façon punctiforme, par analyse de sous-ensembles sociaux ou économiques. Jamais le problème social, comme facteur de vieillissement ou comme façonnant l’environnement du vieillard n’est abordé sous l’angle général de la biologie du comportement humain en situation sociale, celui des hiérarchies et des dominances. L’analyse aboutirait à une remise en cause fondamentale de tous nos jugements de valeur, de toutes les raisons de vivre de nos sociétés, à savoir l’expansion, la production des marchandises et le profit comme moyens de maintenir les échelles hiérarchiques et les dominances individuelles et de groupes, de nations ou de blocs de nations. Il en résulte que si l’espérance de vie a considérablement augmenté au cours des dernières décennies, grâce à la diminution de la mortalité infantile et au contrôle hygiénique et médical des grands fléaux infectieux, elle stagne et même rétrograde pour certains pays évolués du monde industriel.


HENRI LABORIT L'inhibition de l'action
Biologie Physiologie Psychologie Sociologie (Masson 1981)

Introduction
Chapitre I - Généralités
Chapitre II - Le système nerveux
Chapitre III - Corrélations neuro-endocriniennes
Chapitre IV - Esquisse d'une psychosociologie
Chapitre V - Les maladies de l'inhibition comportementale
    I - Le normal et le pathologique
    II - Maladies de l'inhibition comportemaentales ou maladies psychosomatiques
    III. - Inhibition de l'action et pathologie générale
        D.- Le vieillissement
            1 - Le niveau d'organisation moléculaire et cellulaire
            2.- De la cellule aux systèmes
            3.- Les facteurs sociologiques du vieillissement (p.181-183)
            4.- Le vieillard dans la société
Conclusions


Bibliographie de H. LABORIT

 

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http://wij.free.fr/labo_fsv.htm
Création le 3 juin 2000 par J.-Ph. GÉRARD
MàJ le 28 octobre 2000